Les cantons de Vaud, Neuchâtel et Genève, pionniers du suffrage féminin en Suisse

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Prof. em. Dr. Brigitte Studer

Pourquoi les cantons de Vaud, Neuchâtel et Genève ont-ils été les pionniers de l'introduction du suffrage féminin ?

Le 1er février 1959 a lieu la première votation fédérale sur l’introduction du suffrage féminin en Suisse. Les hommes du pays rejettent massivement cette proposition. Seuls 33.1 pour cent ont voté oui. Néanmoins, dans trois cantons romands une majorité favorable s’est dégagée : 51.3 pour cent des citoyens masculins plébiscitent le suffrage féminin dans le canton de Vaud, 52.2 pour cent dans celui de Neuchâtel et même 60 pour cent dans celui de Genève.

Dans le canton de Vaud, en parallèle, une votation a lieu sur l’introduction du suffrage féminin au plan cantonal. 52.6 pour cent des citoyens masculins disent oui ; en ville de Lausanne, ce sont même les deux-tiers des votants. Les Vaudoises sont donc les premières Suissesses à obtenir les droits politiques au niveau cantonal et communal. Cet acte pionnier est le produit d’une longue lutte des associations suffragistes qui, après la publication du message du Conseil fédéral de 1957, ont réussi à convaincre le Conseil d’État à agender une votation cantonale en même temps que la votation fédérale. C’est le radical Gabriel Despland qui, le 4 décembre 1957, introduit la proposition gouvernementale au Grand Conseil. Son argumentation est intéressante. Le conseiller d’État s’attend manifestement à ce que la votation fédérale aboutisse à un résultat positif. Que ce soit pour raison tactique ou non, il avance un argumente fédéraliste pour défendre le projet gouvernemental d’aller de l’avant au plan cantonal : «Il ne serait dès lors guère conforme à la structure fédérative de notre État que la Constitution fédérale pût consacrer, comme le résultat d’une évolution accomplie des mœurs, un principe qui ne trouverait son expression dans aucun des cantons de la Suisse.» Il convient donc d’éviter les incohérences politiques et de «rétablir l’ordre normal des choses» en introduisant le suffrage féminin en même temps voire de manière avant-gardiste d’abord dans le canton. Les députés vaudois suivent largement leur gouvernement. Un seul opposant prend la parole. Le gouvernement est également en accord avec ses citoyens puisque le scrutin cantonal fera même un résultat légèrement meilleur que le scrutin fédéral.

Dans les deux autres cantons qui ont accepté l’objet fédéral, les défenseurs du suffrage féminin, hommes et femmes, s’activent immédiatement. A Neuchâtel, cinq motions émanant de toutes les forces politiques du canton, des Partis socialistes et radicaux d’abord, puis du POP, des Libéraux et du Parti progressiste poussent le gouvernement à l’action. Ce sera fait avec la votation cantonale du 27 septembre 1959 qui aboutit à une majorité favorable de 53,6 pour cent. Les villes de Neuchâtel, de La Chaux-de-Fonds et du Locle font la différence. Quant à Genève, un comité d’action masculin pour le vote des femmes s’est formé fin 1958. Dès le lendemain de la votation fédérale, trois députés déposent une motion devant le Grand conseil qui se montrera favorable au projet d’accorder les droits politiques aux Genevoises. La votation cantonale à lieu le 6 mars 1960. Le suffrage féminin est accepté avec une majorité de 55,3 pour cent.

Le résultat positif des trois cantons romands interroge. Qu’est-ce qui les distingue du reste de la Suisse ? On constate d’abord des signes de l’évolution de la position des femmes, notamment dans la formation. Ainsi, dans ces trois cantons universitaires et frontaliers, marqués par le protestantisme et comportant des villes relativement importantes qui donnent le ton, le nombre de jeunes filles qui poursuivent leur scolarité jusqu’au baccalauréat est largement au-dessus de la moyenne nationale. Il en va de même avec la progression de la part des étudiantes. Les trois cantons comptent aussi d’importantes et d’anciennes organisations suffragistes. Celle du canton de Vaud est même celle qui, dans les années cinquante, compte le plus de membres parmi l’association nationale. Ces suffragistes ont marqué le débat politique depuis le début du XXe siècle, faisant figurer les cantons de Neuchâtel et de Genève, avec Bâle-Ville et Zurich, parmi les quatre cantons suisses ayant voté déjà très tôt et à plusieurs reprises sur cet objet. Elles disposent d’excellents contacts avec les élites politiques, dans les cantons de Vaud et de Genève jusqu’aux membres du gouvernement, et des relais politiques jusque dans les partis de droite. Dans le canton de Vaud, c’est même un député agrarien qui dépose une motion favorable aux droits politiques des femmes en mai 1945. Enfin, les trois cantons présentent à l’époque un PIB au-dessus de la moyenne nationale, très nettement dans le cas de Genève et de Neuchâtel, légèrement dans celui de Vaud. Les deux premiers figurent également parmi les cantons suisses aux revenus par habitant les plus élevés.

Les opinions exprimées dans cet article ne sont pas nécessairement celles de la Fondation Anny Klawa Morf.

Sur l’auteur : Brigitte Studer est professeure d’histoire émérite. Elle a publié, entre autres, le livre « La Conquête d’un droit. Le suffrage féminin en Suisse (1848-1971) ».